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2 février 2013 6 02 /02 /février /2013 08:29

 

 

 220px-Paul cezanne 1861


 

« Je m’occupe toujours de peinture », dit-il.

Et il le répète à tout âge.  Même très vieux.

Un homme de la lenteur. D’une patience si patiente que cela n’a pas même le nom d’obstination.

Il signe aussi : « Paul Cézanne, peintre par inclination. » Pour que l’on devine l’ironie. Il n’a aucun doute de ce que l’on pense de cette inclination.

Un goût de la provocation qui remonte à loin. Qui lui demeure jusqu’à la dernière heure. En quelque sorte se prenant à rebours de lui-même, afin de mourir dans l’image d’un vieil atrabilaire, antisémite et catholique. Être un homme bien de son temps avec la vieillesse qui vous rend invisible. Lui qui dans sa jeunesse grignotait durement les bourgeois et leurs bonnes manières. Un temps révolu. Aujourd’hui, en ses derniers années, c’est son ouvrage en entier qui offusque encore grandement. En font une manière de parias content de l’être. C’est que la patience de la peinture nécessite, au quotidien, un long apprentissage de l’apparence, du faux-semblant.

Il faut le voir descendre du train PLM à Marseille dans l’année de la débâcle de l’Empire et du petit Napoléon. Un bonhomme qui attire l’œil et le sait. Sortant des troisièmes classes, courtois, aimable avec les dames que le rude voyage a enchiffonnées jusqu’à la mort de leurs reins sur ces « banquettes de dix ». « … Du point de vue du confortable, on a donné aux banquettes une forme concave et au dossier une forme convexe. Hélas ! quel repos. Et dans quel état sort-on de ces voitures après trente-six ou quarante heures de voyage sur du bois ! » comme les décrit l’ami Zola, le futur traître Zola.

Lui, de la bête de ferraille et de bois, il sort droit comme une trique. Sec mais costaud. Dépassant de la tête le reste de la foule. Fendant le tohu-bohu des voyageurs, les cris et la fumée, le fumet humide du métal brûlant. Indifférent aux puanteurs de l’entassement et de la fatigue. Inquiet de sa malle, un point c’est tout. Un bagage toujours gigantesque, lourd et précieux. Vide de frusques, mais contenant l’attirail nécessaire à l’ouvrage à venir. Le déjà peint, la tâche accomplie plus ou moins, ou qui vous a eue à l’usure, on ne le trimballe pas avec soi. Un passé dépassé qui vaut pas son encombrement.

On le voit qui charge lui-même son barda sur la charrette à bras louée pour deux sous, à la condition de la ramener à la gare dès le lendemain. Ce qui va lui faire une vingtaine de kilomètres à parcourir, aller-retour, jusqu’à l’Estaque. Un bout de chemin, même pour ce colosse gauche et chauve, à la peau du crâne livide sous le chapeau, le visage et la bouche engloutis par une barbe énorme, une toison de Moïse aux pieds de la montagne de feu, pleine de ténèbres et de menaces que confirment les yeux intenses, violents, un peu écartés et bizarrement asiates.

Il refuse toute aide. Ce qui n’étonne pas. À sa dégaine, on se doute qu’il ne roule pas sur l’or. Bien que l’argent, en vérité, ne lui manquera jamais, même s’il lui faut s’habituer au peu.

Et donc, sous la vareuse et le pantalon tâchés de couleurs, usés jusqu’à plus soif, qu’il soit le fils d’un usurier évolué en banquier, qu’il ait avalé latin et grec sur les bancs du lycée, jouant même à l’étudiant en droit, qu’il soit apte à aimer Platon, Virgile et Baudelaire, à s’enthousiasmer pour Flaubert, Stendhal, Balzac, goûtant jusque dans Wagner la fine fleur des arts de son temps que tant de messieurs sérieux débinent avec mépris, qui pourrait s’en douter ?

Ah, quelle splendeur que les apparences ! Un bohème, un bougre, voilà un rôle qui convient aux nécessités de la patience. Ou celui du fêlé.

Qu’il soit un peu fou, à l’Estaque il en est plus d’un pour le penser. Il en rigole avec l’ami Pissarro :« Si les yeux des gens d’ici lançaient des œillades meurtrières, il y a longtemps que je serais foutu. Ma tête ne le revient pas. »

Le comique, c’est qu’ici, il loge chez un fou. Un vrai de vrai, du moins selon les critères du moment. Un bonhomme que l’on surnomme « Belle », va savoir pourquoi, qui se promène entre l’asile et sa maison sur la place du village. Voilà un logement tout trouvé. Qui se ressemble, s’assemble. Les fous avec les fous, et Cézanne au milieu d’eux.

D’ailleurs, il n’y a pas qu’à l’Estaque, où on le prend pour un fêlé. À la suite de Zola, les amis et les confrères de peinture n’en doutent pas trop. Même le grand, le bon Pissarro finira par s’en convaincre.

Lui, le roublard, le patient Cézanne, on l’entend d’ici maugréer de satisfaction.

Qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas, c’est toujours plus de liberté de conquise. Que ces idiots se fient aux apparences et nous foutent la paix. Ne nous mettent pas le grappin dessus.

Que de temps à autre ces brisements d’amitiés fassent mal, c’est certain. Mais à la longue le cœur s’endurcit, et nous ne sommes pas sur terre pour y accomplir le royaume du sentiment. La patience de peinture mène loin ailleurs. Bien que, en ce début d’année 1870, on ne saurait dire où exactement.

Cela ressemble à une chasse fragile. Un guet que le moindre faux mouvement pourrait détruire. Un guet de la sensation. Pas d’un sentiment ni d’une émotion. Non : une sensation.

Bien redoutable à atteindre. Avec la patience pour seule arme, seul vrai pouvoir. Une épouvantable patience, de temps comme de travail.

Voilà à quoi on s’attaque, ici, à l’Estaque, fuyant la guerre nationale, la patrie et le devoir, une fois de plus faisant honte à ses petits camarades et même se moquant d’eux : « Pendant la guerre, j’ai beaucoup travaillé sur le motif à l’Estaque », afin que chacun comprenne, s’il en est capable, ce que cela signifie. Que la guerre on la mène, oui, mais personnelle, gorgée d’un entêtement absolu. Que l’on se bat avec cette chose étrange qui s’appelle l’art et que cela, comme le marmonne un siècle plus tard Ad Reinhardt, l’un de ses étranges héritiers, « fait de sa vie un fardeau pour son art et de son art un fardeau pour sa vie ».

Car c’est une étrange chose, si l’on y songe, que d’attendre qu’une peinture monte en soi.

C’est une étrange chose que l’homme regarde le monde, les choses du monde, et éprouve, au-delà de la jouissance de son regard, le besoin de les peindre. Un besoin aussi vif, âpre et nécessaire que le manger, le boire et le rêve. Un besoin bizarre, éreintant, de redonner forme et présence dans notre ouvrage d’humain au monde qui pourtant nous est déjà donné, nous contient sans soucis de notre présence, mais la subissant en même temps qu’il nous éblouit.

 Lui, il dit : « Le soleil est si effrayant qu’il me semble que les objets s’enlèvent en silhouettes, non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet. »

Et voilà où ça commence.

Lui, Cézanne, il arrive du noir, du fond noir de la peinture, couleur noire et pas seulement humeur. Chaînon de la cohorte des grands Rubens, Rembrandt, Tintoret, Vélasquez…, tout le livre de la peinture, comme il dit. Il arrive de cette ombre de nuit d’où naît à chaque aube la lumière et, avec elle, les formes, les contours, les couleurs, les tons, les structure, les bornes, l’ordre et le volume. Cette obscurité de fond du monde d’où monte vers nous la vie et qui semble être, avec son néant de lumière, notre humus de naissance.

Et voilà qu’ici, sur le haut de l’Estaque, devant le bleu immense de la mer, le bleu immense du ciel, le soleil effrayant brûle les tons et dissout les bornes des choses et des espaces, et ce qu’il voit nul encore ne l’a peint : le fond  de la lumière qui désigne notre monde n’est pas faite d’ombre et d’obscure mais d’un blanc infini.

L’acier, le dur acier de la lumière. Le blanc qui dissout, corrode les contours.

Une merveille de ton et d’espace transparents, une jouissance violente et juste qui n’a rien à voir avec le noir.

Une splendeur du blanc qui contient, autant que le noir et contre toute attente, les couleurs et n’engendre aucune des architectures de tons connues, aucune de celles qui produisent l’équilibre et l’harmonie de la source d’où, jusqu’à ce jour, est montée la peinture.

Une splendeur aperçue, mais encore dans un chaos intransmissible.

Des éclats, des chocs. En bleu, en rouge, en brun, en violet.

Une sensation : le vertige. Vertige inexplicable, si prodigieusement difficile à transmettre, lui aussi.

Voilà ce qu’il entrevoit, lui, le fêlé. Que l’on pourrait tirer les tons et les structures du blanc. De l’éblouissement et non de l’ombre et du noir. De ce qui vient, comme il dit en usant d’un mot magique, devant le motif.

Peut-être bien qu’il est fou pour de bon. Mais pas imprudent D’une seule phrase, à l’ami Pissarro, le seul qui peut, pour quelque temps encore, entendre ces mots, il confie : « Je puis me tromper, mais c’est l’antipode du modelé. »

Donc la chasse au vertige a commencé. La longue patience du blanc est en route et, avec elle, la peinture du siècle à venir.

On laisse la carapace de l’apparence former sa gangue et nous protéger au mieux. Le mauvais caractère est une chose acquise.  C’est tout un catalogue de lui-même qu’on lui tend, et depuis longtemps : « Il est fait d’une seule pièce, raide et dur […], il ne veut même pas discuter ce qu’il pense ; il a horreur de la discussion, d’abord parce que parler fatigue et ensuite parce qu’il faudrait changer d’avis si son adversaire avait raison. ».

Et quoi discuter, s’ils n’y comprennent rien ? Sa peinture est une affaire de sensation, d’une émotion qui ne monte pas comme les autres, qui n’a lieu que là, dans le silence blanc d’avant la peinture. Dans un processus qui ne fait de place à l’homme que parce qu’il cesse d’être un humain de cervelle et de psychologie, qu’il n’est plus qu’os, chair et sang, comme l’arbre est sève, écorce et feuillage, comme la montagne est une brute de roche et de lumière. La vérité, c’est que Zola et consort ne savent rien. Ils voient une pomme et ne songent qu’à la manger.

Donc, avec un soin maniaque, on cache, on dissimule. On marche la nuit sous la lune d’Aix à Gardanne, des allers-retours de loup-garou infatigable, afin que jamais le père n’apprenne l’existence de la maîtresse, et encore moins celle du rejeton qu’elle n’a pas évité de nous donner.

On part quand on nous attend, on n’arrive jamais quand cela est prévu. On se rend proprement insaisissable et incompréhensible. Mal élevé à table, vitupérateur, insupportable, même aux meilleures volontés qui posent une centaine de fois devant le chevalet et que l’on insulte parce qu’ils ont frémi de lassitude alors qu’ils devraient demeurer comme les pans de calcaire de Bibémus. Après quoi, on leur annonce que leur portrait ne vaut pas tripette, sauf quelques tâches ici ou là.

Il n’en est qu’une, peintre mais femme, qui perçut un peu sous le masque du personnage : « Quand je l’ai vu pour la première fois, il me fit l’impression d’une espèce de brigand […]. Pourtant, en dépit de son mépris total du code des bonnes manières, il fait montre, à notre égard, d’une politesse qu’aucun des autres hommes ici n’aurait eue. Il ne permettra jamais à Louise de le servir avant nous ; il se montre même déférent envers cette stupide bonne. »

 Vendre l’ouvrage, on n’y songe qu’à peine. D’ailleurs, le marchand Vollard a pour mission de découper dans les toiles pour les fourguer en pièces détachées à bas prix. Ce qui n’attire pas le chaland pour autant. La critique, qui n’a souvent d’yeux que pour son aveuglement, frappe et cogne avec mépris : « Si j’excepte quelques natures mortes qui tiennent, le reste (à mon avis) n’est point (né) viable. » Pour ne prendre que cet exemple.

Ainsi le monde s’abuse, se lasse et se détourne.

Nous ne sommes pas encore au temps du vieux Picasso, de Warhol ou Josef Beuys, dans cette fin du XX° siècle où les peintres découvrent le pouvoir de faire une « réclame », voir un marketing de leur apparence.

En vérité, avec le temps qui passe de la patience, l’opinion des autres n’a plus d’importance.

« Je m’occupe toujours de peinture », dit-il.  Même s’il se peut, à force, que l’on devienne inhumain sous l’apparence. Comme ce jour de l’enterrement de la mère, la plus aimée sans doute, celle qui n’a jamais refusé la tendresse et l’aide, on est sur le motif et pas au cimetière ni à l’église. Mais les larmes n’ont rien à voir avec sa peinture, puisque jamais M. Paul Cézanne ne peindra un sentiment et peut-être même rien de l’humain de l’homme.

Rien non plus de psychologique, rien de la relation entre un visage et les autres visages. Les faces dont il fait le portrait ne transmettent rien de ce qu’elles pensent, aiment ou haïssent, pas plus que les corps nus n’ont de désirs ou de répulsions. Ils ne sont que structures d’espaces et couleurs qui accouchent des formes. Ils sont de l’immobilité anté-humaine sur un fond de tapisserie. Cela seul compte : comment ils jouent, se fondent, respirent et se dissolvent sur un fond de tapisserie ou un chatoiement de nature.

Puis, bientôt, ce sera le fond de rien. D’un souffle. De l’air qui nous enveloppe.

Pour y parvenir il faut encore et encore de la patience, de l’affreuse ténacité, bien que s’entrouvre dans les aquarelles la splendeur de ce blanc que l’on guette. Il monte et prend ses aises, en dix ans de labeur écarte “Les pots de géraniums dans le jardin de l’atelier des Lauves, les enveloppe d’une vibration fabuleuse, une transparence du blanc même, qui soudain contamine tout : les feuillages des chemins, les pans de la montagne Sainte Victoire, les baigneuses imaginées comme le Jardinier Vallier.

Une vibration inouïe de couleurs, de tons et d’accents superposés qui surgissent dans un apparent flottement du blanc libéré du papier et de la toile comme du blanc absolu de la lumière.

Blanc et vibration ténue du chaos d’origine qui engendre tout. Sensation.

Le grondement de la patience se tait. Une délicatesse ineffable soudain dit où nous sommes, ce monde qui est le nôtre.

Celui qu’il voit, lui, Cézanne. Celui dont il dit maintenant, sur la fin de sa patience : « Ça va mal. C’est effrayant, la vie. »

Tandis que nous qui sommes là, au centenaire de la distance, ce monde et ce blanc entrevus nous sont déjà hors d’atteinte. L’Estaque, Gardanne et le blanc du monde sont devenus invisibles sous notre jubilation industrielle. Cette peinture et cette patience ne sont plus que traces. Comme si cette palpitation originelle de la nature offerte, incandescente jusqu’au blanc de son chaos nourricier, était désormais enfouie sous notre propre chaos humain, celui là terriblement bruyant et stérile.

La peinture de Cézanne, sous les affichages de la souffrance et des grommellements, nous atteint ainsi que la nostalgie d’un souffle et d’un accord possible au vertige de la splendeur de notre terre. Un bonheur fugace que seuls, rares et brefs, les mots du poète Mallarmé, seigneur de cette même patience, ont pu effleurer :

 

Une dentelle s’abolit

Dans le doute du Jeu suprême

À n’entr’ouvrir comme un blasphème

Qu’absence éternelle de lit.

 

Cet unanime blanc conflit

D’une guirlande avec la même,

Enfui contre la vitre blême

Flotte plus qu’il n’ensevelit.“

 

 

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 PRÉALABLEMENT PUBLIÉ IN "TÉLÉRAMA HORS SÉRIE - CÉZANNE (2006")"

 

Zola, Carnet de travail  pour la Bête Humaine. Bouquin Laffont.

Lettre à Camille Pissarro, 2 juillet 1876

Vollard “Ce que Cézanne me disait“, 1914

in “Catalogue Rétrospective, Galerie du Grand Palais“, Paris mai-juillet 1973

lettre à C. Pissarro le 2/07/1876

Lettre à Pissarro, ibid.

Lettre de Zola à Baille, juin 1861

Lettre de Mary Cassatt, novembre 1894.

Huysmans, lettre à Pissarro, 1883

Cf « Pots de Fleurs » Catalogue Venturi 952, 1885 et Venturi 951, 1902-1906

Cf E. Bernard opus cit.

In Autre Poêmes et Sonnets, S. Mallarmé, janvier 1887.

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