Elle est seule et jeune dans un restaurant aux murs lambrissés de sombre et plus accoutumés aux cheveux blancs, aux dents impeccablement montées sur pivots qu’à son peu d’années.
Aussitôt assise, elle sort un ipad de son sac. Elle le dresse sur la table devant elle à la place de l’assiette. Elle porte un jean taille basse, un tee-shirt rouge à paillettes. Lorsqu’elle se penche, le tee-shirt se soulève sur ses reins un peu amples tandis que la ceinture du jean descend, découvre le haut d’une culotte de gaze noire où monte, parsemée de roses brodées, la raie sombre des fesses.
Se pencher, elle doit le faire pour connecter l’ipad aux ondes invisibles, pour y brancher ses oreillettes.
Alors elle sourit, se redresse.
Je suis là, dit-elle.
Ce qu’on lui répond on ne le voit ni ne l’entend. Elle demande :
Et là tu me vois mieux ?
Il semble que non. Un serveur glisse une assiette devant elle — tarte aux fraises accompagnée d’une torsade de glace couleur fraise — ce qui la contraint, sans qu’elle accorde un regard au serveur ni à l’assiette, à repousser l’ipad, à se pencher plus encore.
Ses cheveux glissent de ses oreilles où elle les a repoussés, drapent son profil maintenant sérieux.
J’ai vu une photo horrible, dit-elle, un singe, vraiment dégoûtant, avec un nez énorme, un gros truc qui lui tombe sur le menton.
Dans l’ipad on veut l’interrompre. Elle lève la main, dit :
Non, attends, c’est pas ça tout. Le singe, il a un regard d’homme. Tu vois ses yeux et c’est des yeux d’homme que tu vois. Un regard super-triste. Comme ceux des gens défigurés. Quelque chose d’humain. Comme s’il savait à quel point il est répugnant.
Ce qu’on lui répond, on ne le sait pas. Mais ça l’agace, elle s’incline un peu plus sur sa tarte pour demander :
Pourquoi tu penses ça, c’est pas ce que j’ai dit. Il est laid, vraiment horrible à voir, dégoûtant, c’est tout. Un singe nasique ça s’appelle. J’ai noté le nom, dit-elle
alors que le serveur dépose une tasse de cappuccino tout près de son assiette, s’incline bien bas, tentant de capter son regard qui ne quitte pas l’ipad,
Coucou, dit-il,
grimaçant, se voulant comique, mais sans effet, sans attirer le moins du monde son attention alors qu’elle dit :
Si tu veux savoir, il n’y a pas que son visage qui est laid, il a aussi un gros bide et des couilles qui pendouillent toutes rouges.
Elle est énervée, ouvre la bouche pour reprendre la parole alors que dans l’ipad on lui parle.
C’est pas du tout ça, dit-elle, c’est pas du tout ce que j’ai pensé, si tu veux savoir ce que j’ai pensé, vraiment, ce que j’ai pensé, c’est que c’était pas seulement la tête d’un singe avec un gros nez dégoûtant, c’était la tête des hommes que je voyais, celle de tous les hommes, tu comprends ? De tous. Voilà, c’est ce qui m’est venu dans la tête. La vérité éclatait. On voyait comme ils sont laids. Et le singe lui aussi savait qu’il leur ressemblait. S’il avait ce regard si triste au-dessus de son pif monstrueux, c’était à cause de ça. Parce qu’il leur ressemblait et le savait.
Elle parlerait encore si dans l’ipad on ne l’interrompait pas de nouveau, le temps qu’elle hausse les épaules
Tu ne comprends rien, dit-elle
la main coupant la connexion, ôtant les oreillettes.
Elle sort un téléphone de son sac, il ne lui faut que quelques secondes pour parler à nouveau, redressée contre le dossier de sa chaise, le calme revenu, la voix basse et les cheveux glissés derrière les oreilles.
Elle parlera longtemps si bien que la glace à la fraise sera fondue quand elle y goûtera de la pointe d’une fourchette, inclinée sur son assiette, puis encore, songeuse, piquant une à une les fraises sans toucher au trottoir de la tartelette. Et plus tard encore, elle tirera sur le bas de son tee-shirt, le haut de son jean, pour s’en recouvrir les reins et le tulle de la culotte comme si un courant d’air froid venait de passer par là.