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12 avril 2010 1 12 /04 /avril /2010 17:31

 

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Écrire un blog est une activité bien de son temps. Elle est tout empreinte du productivisme forcené qui agite nos existences d’un bout à l’autre de notre souffle.

Le vide, le non-faire est là qui inquiète et déçoit. Qui a son odeur d’impuissance et d’échec. Je constate, jour et nuit, sur cet écran où progressent si peu les lettres des mots que je souhaite, combien mes compagnons de tâche sont ardents à leur ponte quotidienne et combien je suis moi-même, dans mon rôle de fidèle et d’aficionado d’untel ou de l’autre, déçu si par accident, leurs billets viennent à manquer.

Pourtant nos jours sont faits de beaucoup de vide. Les blocages, les vacances de la pensée (qui ne sont, hélas, précisément pas des vacances), sont d’un ordinaire plus courant que les ruts prolifiques. C’est alors, souvent, à contre cœur mais avec soulagement qu’on en vient aux bavardages et aux commentaires du commentaire. Autant dire à la longue cohorte du bruit qui nous égarent et que naissent ces mots qui nous font tomber un peu plus profondément dans ce vide qui déjà, et depuis trop d’heures, de jours, voire pire, nous abasourdit.

Certain d’entre nous, toutefois, des hommes rares, aux ressources hors du commun, Borges par exemple, sont alors capables de phrases de résurrection, comme celles-ci, écrites en 1939 tandis qu’il s’efforçait de remplir les colonnes d’une revue aux vastes espaces: « Un lecteur de Cordoba s’intéresse aux origines de l’écrivain anglais Hilaire Belloc. Belloc est né à La Celle, non loin de Paris ; il est le fils d’une Anglaise, Bessie Rayner Parkes, et de Louis Swanton Belloc, un avocat français fort distingué. » (In Article non recueillis, revue El Hogar.)

Bien sûr, et c’est là toute l’affaire, Borges est Borges, si bien qu’à son contact, le rien finit par devenir quelque chose. Un Hilaire Belloc. Un fils, un anglais écrivain. Qui sait, une existence réelle. Ou son ombre à peine fœtale projetée dans le devenir. Filament d’un imaginaire (ce minimum de vie pensante et à l’état brut — non arrivée à la parole mais capable, au besoin d’y arriver —, disait Arthaud). Une opalescence dans le liquide amniotique dont se nourriront, peut-être, des mots à venir qui ne seraient pas du vent.

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Ne cherchons pas, Hilaire Belloc exista. Il écrivit sur Danton, Robespierre et Richelieux, ainsi qu’un « Livre des bêtes pour les enfants méchants », ainsi que « Mathilda, horrible petite menteuse. ». Avant de mourir en 1953, il écrivit : « Quand une œuvre est réussie, le fait est que ce n’est pas simplement un homme qui en est l’auteur, mais un homme inspiré. »

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8 avril 2010 4 08 /04 /avril /2010 13:14

 

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Ils profitent du premier soleil du printemps devant une bière, à la terrasse du café. Il a soixante ans depuis longtemps, des cheveux aux reflets bleutés, des rides plein le front. Il dit :

— Si on y réfléchit un peu, on passe sa vie à s’emmerder pour rien.

Elle a le même âge et la même bière devant elle. Elle est plus ronde, le sac sur les cuisses, des lunettes sur les yeux. Debout, on l’imagine plus petite que lui. Elle ne dit rien.

— Les trucs qu’on a pas envie de faire qu’on fait et que tu te demandes pourquoi tu les fais, si tu regardes, ça te prend la vie.

Il a un visage d’homme qui a été beau en le sachant.

Elle boit sans rien dire. Il dit :

— Toi tu t’en fous. Moi ça m’énerve.

Elle dit :

— Je m’en fous pas.

— S’il y avait seulement ce qu’on fait ! Mais ce qu’on aime c’est pareil. Faut aimer ci faut aimer ça. Qu’est-ce qu’on en a à foutre d’aimer ce qu’ils veulent qu’on aime, on se demande.

Elle sourit, elle ne dit rien.

— J’aime pas les pantalons comme ils les font. Les vestes non plus. C’est simple. Et le type qui me dit « Mais si Monsieur, vous devriez, c’est comme ça aujourd’hui. » Je devrais quoi ? Pourquoi ? C’est comme ça aujourd’hui, tu parles. Crétin, va. Ça a toujours été comme ça. Mais ce type, il est pas encore né, il peut pas s’en rendre compte.

Elle ne dit rien, elle regarde la circulation. Il lui jette un regard, se tait en buvant sa bière.

— S’ils savaient tout ce que j’aime pas, de leurs trucs qu’il faut aimer ! J’aime pas Mozart, s’ils veulent savoir. J’aime pas le roi, j’aime pas les jeux de la télé, j’aime pas le cinéma, j’aime pas les pizzas, j’aime pas le foot… Ça y en a une liste de ce qu’on aime pas si on y pense ! Et alors ?

Il achève sa bière, regarde une jeune femme pousser un landau, la jupe moulante sous l’effort. Il dit :

— Ce que j’aime, c’est les couchés de soleil plein d’or. Avec les pieds dans l’eau.

Il rit. Elle rit avec lui.

Il dit :

— Tu te souviens ?

Il la regarde. Elle approuve d’un signe. Elle dit :

— Ce qui est dommage, c’est que tu n’aimes pas faire la vaisselle ni le ménage non plus.

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2 avril 2010 5 02 /04 /avril /2010 20:14

Souvent, ce qu’on appelle l’art est un ressassement. Ce qu’on ne saurait lui reprocher, puisque nous sommes, nous tous, une espèce ressassante.

Houle et cycles flagrants dans la peinture, puisque son action, après tout, est aussi l’immédiateté de visible.

Lucien Freud dit : « Mon objet, quand je peins des tableaux, c’est de mettre à l’épreuve les sens, de les émouvoir en proposant une intensification de la réalité. […] Les goûts d’un peintre doivent être le fruit de ce qui l’obsède à un point tel dans la vie que jamais la question ne se pose pour lui de savoir ce qui serait approprié qu’il fasse dans l’exercice de son art. »

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Théodore Géricault (1791-1826) théorisa peu et peignit jusqu’à la folie, au sens propre si l’on peut dire. L’envie lui vint brièvement d’écrire un livre, un épanchement de considérations, comme l’on disait, « mais je l’ai tout à fait supprimé lorsque son inutilité m’a été reconnue. » Il fut cependant l’un des tous premiers à exalter cette esthétique de la touche où se déploie les labyrinthes et les ombres (le cauchemar même) de l’ego, contre l’esthétique du glacis, socle du classicisme figé.

Un ego qui dressa, en cette occasion, ce qu’Arthaud allait appeler le “Théâtre de la cruauté“. Mains, bras, têtes coupées, troncs et membres putréfiés, sexes confondus, yeux et bouches de démence, martyrs des puissances insoupçonnables et fragilité des corps. De bons sujets d’étude, un art tout empreint de morbidité.

Et que l’on retrouve après deux siècles d’enfers trop réel dans le spectacle décadent de L. Freud.

Aussi, chez Freud, il y a un mou de la vision, un cabotinage de la corruption qui se déploie et s’affirme par la répétition des formules et l’érection d’un classicisme de resucée. Car entre l’un, Géricault, et l’autre, Freud, c’est la béance du temps qui nous saute à la figure.

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Géricault ouvrit les yeux dans le sang et les tripes de la Révolution. Il peignit ses premières toiles avec la mémoire fraîche de la révolution (dont il n’était pas amoureux) et son exaltation de la grandeur jouit de la débâcle de la Grande Armée. Chairs massacrées et quotidien, le Mal des jours, une normalité présente jusqu’à l’étouffement, qu’il convient d’intégrer dans la pulsion de la peinture, du regard et de la conscience, au même titre que le cul sublime et les jaillissement des chevaux, l’autre objet de sa passion. Le « fruit de son goût », comme dirait Freud le petit fils.

Aussi entame-il, (avec Goya, au même moment, avec la même matière, et pourtant pas la même radicalité, car il n’appartient pas aux vaincus) la terrible marche qui conduira les peintres à tout peindre, et d’abord l’atroce. Ce Mal que Beaudelaire chantera de fleurs en fleurs. Et tous, peintres - poètes, dévasteront l’ambiguïté du Beau qui régnait en maître depuis la Renaissance. Ils en feront l’énergie de leur art. Ils s’y saouleront, comme Flaubert, un soir de grand travail : « Je suis si remonté, ce qu’il me faut maintenant, c’est une tête coupée bien fraîche ! ».

 

Mais nous, les héritiers de deux centaines d'années de Mal plus tard, après les sommets du XX° siècles, nous sommes passés derrière le miroir de cette exigence. Nous avons, pour respirer, dispersé les catégories et établit la sublime beauté de la laideur, les équivalences anesthésiante. Vision virtuelle de l’au-delà des guerres, c’est à dire, pour de bon, une image, tandis que la mort-massacre, les baquets de sang, les hurlements des chairs refluent dans la rare expérience de la réalité, chez les soldats fous et les peuples abasourdis. 

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Et c’est ce qui se voit bien dans la peinture de L. Freud. Il faut cette excès de la gangrène, cet abondance de chairs flasques, la surcharge régulière du pinceau en guise de lumière, la fixité répétée des structures aux perspectives tronquées et maculées, gangue d’un classicisme putréfié et exalté d’hyper touches, éjaculations de super ego, afin qu’à ce prix, peut-être, le vieux Mal danse son mystère et enfin, avec la complaisance d'un exotisme, engendre une émotion.

 

 

J’ai vu des chiens de vents déchirer des falaises,

Le linge massif roulant dans ma gorge (mais j’ai vécu dans cette maison poreuse),

J’ai vu le vent creuser les poutres de six heures, la terre errer dans ses combes d’espaces,

Il y avait un cimetière d’orties, les preuves sourdes du vent se groupaient autour des pierres,

J’ai vu le jour craquer…[

 

]… Je ne me souviens plus,

Et le jardin pourtant au fond des années s’ouvre encore,

Les grilles ne savent plus crier.

 

Je n’ai pas oublié le terrible silence du jardin.

 

(Yves Bonnefoy,

Fragments de Le Cœur-Espace, 1945-1961)

 

(Photos: Lucien Freud, Naked Portraitwith Red Chair, détail© jdb; Géricault, Homme nu sur le dos,  ©jdb, Géricault, Études de têtes ©jdb)

 

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1 avril 2010 4 01 /04 /avril /2010 17:06

Elle a seize, peut-être moins. Elle dit :

— Attends, tu le crois pas. Le type, je sais pas, ça fait trois mois que je le vois, un truc comme ça, il tombe dans sa salle de bain. Tu sais, la même que la mienne, pas grande. Il tombe et voilà.

L’autre est brune, le même âge, plus ou moins. Elle dit :

— Et quoi, voilà ?

— Il faut appeler les pompiers. Trois heures ça leur prend.

— À quoi ?

— Descendre le type ! À cause des escaliers, ils passent pas. Trop étroit, tu sais, ça passe pas. Ils peuvent pas l’incliner. Dans ces cas-là, il faut pas les incliner. Bon, mais trois heures, tu le crois pas. Qu’est qu’ils foutent, tu te demandes ? Il est mort avant.

— Il est mort ?

— Tu penses. Ben oui. Trois heures, tu penses s’il a le temps. Pour ouvrir la fenêtre et le descendre, tu le crois pas.

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Elles sont dans le tram. La première est blonde, les yeux cernés. La troisième est brune comme la seconde. Elle dit :

— Tu sais…

La première dit :

— De toute façon il était déjà mort, ils voulaient pas qu’on le sache mais on le savait. Il l’était. Tu penses bien.

— Tu sais ça me rappelle la prof qui s’est jetée par la fenêtre.

La seconde dit :

— Non, elle s’est pas jetée, elle s’est pendue.

— Ah ?

— Sûre.

La première, la blonde dit :

— Tu sais quoi ? Tu te demandes quand même. Regarde : un exilé il arrive, il a pas de logement, ben l’État doit lui payer 500 € par jour. Ouais, par jour et par personne.

— Tu…

— Tu fais le calcul. 500 Euros ! Ils sont quatre… Moi ma belle-sœur, elle est très malade. Cancer phase terminal. Au début, elle va voir un médecin, il dit : c’est rien. Après, ils lui disent, vous allez mourir…

— Tu…

Attends ! Bon lui, mon frère, bon ça va, il a de l’argent, mais quand même, les autres, ils veulent rien lui donner, à elle. Ils lui disent : allez travailler. Tu te rends compte, elle est en phase terminale. Bon, elle garde des enfants au black. Un par un, remarques, pas plus. Faut pas qu’elle se fasse choper. Ils veulent rien lui donner… Hé ! Tu m’écoutes ?…

 

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31 mars 2010 3 31 /03 /mars /2010 15:34

 Le chargement a échoué.

Voilà des mots qu’il me plaît de voir apparaître sur l’écran, suspendus au-dessus d'un vide virtuel qui m’en dit long.

Combien de fois, dans nos jours, le chargement échoue-t-il ?

Mais nous n’aimons pas ce vide et ce manque autant que nous le devrions. Nos gênes et notre surmoi social sont devenus furieusement productivistes et stakhanovistes. La vieille morale calviniste qui a accouché du capitalisme (et du péché mortel de l’oisiveté) a depuis longtemps refaçonné notre génome, accouchant en nous cet homme nouveau, outil du produire toujours plus et vite, qui fut aussi (et pour la même cause religieuse) l’ambition du léninisme. S’en échapper, si l’on y songe, revient à entrer dans une peau de survivant !

 

Comme il se doit, je suis bien mal placé pour me moquer de ce productivisme (une grosse vingtaine de livres, sous des apparences diverses en dix ans.) Mais les voyages vers l’autre face du monde servent parfois : la résolution du lent et du peu est prise (au moins pour quelque temps).

Bruxelles y porte avec un goût (un savoir aussi) du vide et de la lenteur qui me rappelle, aller savoir pourquoi, mon enfance. Comme si, ici, on ne craignait pas les coups de vent dans les rues évidées où les intérieurs sont peints par des lumières obliques.

Pessoa, autrement plus concis que moi, dit : « L’heure réelle et nue comme un quai sans navire. »

 IMG_0929_2.JPGAu-delà d’une frontière qui ne se découvre qu’en regardant en arrière, la narration ne devient réelle et crédible que parce qu’elle désigne la beauté du vide qui fut sa source.

 

Et puisqu’on est ici, en Belgique, en exercice d’admiration, ce court poème d’Henry Bauchau, (in Journal d’Antigone, au 31mars 1995), auteur pas assez reconnu, même si, aujourd’hui, pour ses 97 ans, on lui fait un peu la fête, lui qui ne cesse d’écrire :

 

L’Œuvre.

 

Prière

patience

simplicité

et toi aussi, colère

d’écrire

avec les Grandes Mains

qui nous rêvent.

 

 

Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que le 12 février précédant, Bauchau écrivait aussi : « Que la prière devienne une forme de respiration et ne rende pas idiot, ce n’est pas si facile. »

 


 

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24 mars 2010 3 24 /03 /mars /2010 11:37

Incessamment sous peu.


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Ci dessus, peinture de Bobi-Bobi, ( http://bobibook.blogspot.com/) quelques merveilles à aller voir, on en reparlera, le plaisir de yeux, qui se passe de mots , en attendant.

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19 mars 2010 5 19 /03 /mars /2010 14:59

 

Elle dit :

Elle parle si bas qu’il n’entend pas.

Il penche la tête vers elle, il sourit. Elle est maquillée avec discrétion et pâleur, la cinquantaine élégante, porte des lunettes noires et un imperméable soyeux. Il ne fait pas soleil.

Il dit :

Pardon ?

Elle dit des mots. Il comprend mal : une adresse, un nom de rue ? Il a la même cinquantaine, de grosses lèvres et des joues rondes, un peu lâches et rasées de près, une chemise très blanche au col ouvert, un imperméable et des chaussures de marque. L’allure d’un homme d’argent qui fait un break. Il dit :

Ah ? Ben… Ah cette rue, mais je…

Elle dit :

C’est pas grave !

Et c’est que vous êtes en voiture.

Elle est dedans la voiture déjà, fait signe de la main qu’elle ne veut plus rien entendre. Il dit :

Pourquoi vous avez peur comme ça ?

La voiture s’en va avec la femme. Il fait un geste qui ne retient pas la voiture. Il entre dans la boulangerie de la chaîne du « Pain Quotidien «. Il dit :

Je voudrais un sandwich.

Le vendeur, jeune et aimable :

Sur une tartine ?

Avec du thon. Vous avez ça au thon ?

À huit euros cinquante.

Comment ?

Huit euros cinquante.

Une tartine avec du thon ?

Je sais. Les prix sont astronomiques, Monsieur.

Quand même, une tartine. C’est pas possible.

Le serveur dit :

Je comprends, Monsieur.

Il regarde autour de lui. Il ouvre son portefeuille qui contient une épaisseur de billets de cinquante euros. Il regarde les clients derrière lui, le serveur. Ses lèvres s’avancent, il dit :

Non, quand même. Ça fait peur. C’est pas possible. Ça fait peur aux gens, vous savez ? Dans la rue, les gens ont peur. Allez voir. Ils ont peur. Des tartines à des prix pareils, excusez-moi ! Donnez-moi une baguette, s’il vous plaît.

 

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On est de retour à Bruxelles. On a volé au-dessus de la Cordillère des Andes pendant les dernières heures du jour, il n’y avait plus de neige comme les autres fois mais un gigantesque désert fripé, fourmillant de crêtes coupantes, brunes, poussiéreuses, émergées de la brume bleuté des vallées et formant un dessin où l’on devinait encore, sur mille kilomètres, le fracas de l’origine terrestre.

 Et ensuite, beaucoup de temps pour lire un peu de la correspondance de Flaubert qui est, dès qu’on y pose les yeux comme c'est bien connu, une source inaltérable de citations :

« C’est si rare de trouver un lit pour ses fatigues ! Adieu toi qui es l’édredon où mon cœur se pose et le pupitre commode où mon esprit s’entr’ouvre. » (à Louise Collet).

 

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17 mars 2010 3 17 /03 /mars /2010 00:55


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Voilà, c'en est fini.
Le Cap Pasado et Valparaiso vont se  muer en un imaginaire solidifié de souvenirs.
Il fait gris, il fait nuit, les chiens vont cesser d'aboyer, l'automne vient à petits coups de fraîcheur, les cargos s'entassent toujours dans la baie. Il y a eu une encore réplique du tremblement de terre cette nuit, faible. Dans le sud les gens dorment dehors, ne supportant plus ces branlements du monde, mais la vie d'ici aime la vie.
 
Allez, un (long) détour par Valparaiso s'impose, peut-être avant que la mode emporte le charme et une forme de grâce qui en font une ville encore unique…


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Je suppose que ce blog va se poursuivre dans l'hémisphère nord, trouvant peut-être une forme différente. Merci pour l'accompagnement jusque là.
Ça suit son cours, comme disait Jabès. 

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16 mars 2010 2 16 /03 /mars /2010 20:29

Ce petit moment pour François Bon, en revers du miroir de « ville, derrière la vitre », si j’ose dire (http://www.tierslivre.net/faceB/spip.php?article64).

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Hier, le Cap Pasado a franchi le canal de Panamá en direction de l’Atlantique. On n’y était pas mais, durant le passage vers le pacifique, le 22 février dernier, on n’en a rien dit alors qu’on y était. Les promenades narratives sont faites pour embrouiller le temps.

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Il y a bien des années, une vingtaine, j’avais beaucoup rêvé de cette région, le canal de Panamá en écrivant un roman (Bâtards, Ed Barrault et transformé en papier cul par les Ed Flammarion depuis presque aussi longtemps que sa parution). J’y racontais, entre autre, comment Pizarro et les futurs conquérants du Pérou avaient pour la première fois traversée l’isthme atteignant et découvrant un océan qu’ils nommèrent El Pacifico, tant il l’était après la démence de leur traversée terrestre.

Il leur avait fallu s’y reprendre plusieurs fois, y exterminant des centaines d’Indiens et d’esclaves noirs pour y parvenir. Pizarro avait appris qu’une mer était de l’acôté. Il avait ordonné le démontage d’une caravelle afin de la transporter pièce par pièce, de manière à la reconstituer, et même d’en pouvoir faire des copies, une fois parvenu de l’autre côté…

Entreprise délirante, du genre de celle de Fitzcaraldo en Amazonie. Elle était de celles qui enflammaient assez l’imagination, d’autant que les témoignages, souvenirs et racontars sur cette traversée ne manquaient pas. La Casa de Contratation de Séville et bien des bouquins la racontait par le menu. Tout y était : l’interminable pluie qui rouillait la ferraille des cuirasses, les plaies et les cuirs pourris, les milles insectes et serpents, les sangsues monstrueuses et crapauds empoisonnés et suceurs de sang, les fauves, les marais, les lacs, les flèches, les lances et même les esclaves noirs échappés de leurs camps de concentration, menant des attaques contre leurs anciens bourreaux pour s’en nourrir après des cuissons subtiles.
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Mais enfin, réduites aux deux tiers, les pièces de la caravelle sans presque de perte, accompagnée de deux ou trois chevaux et d’une poignée d’Indiens survivants, la troupe de Pizarro parvint dans la baie de ce qui allait devenir, après une messe du dimanche, la ville de Panama.

Comme beaucoup, la folie de l’aventure m’avait impressionné et malgré sa cruauté absolue, j’avais trouvé une sorte de grandeur dans l’obstination délirante de Pizarro, homme de déjà cinquante ans lors de l’entreprise — ainsi que son compadre de folie, le gros Almagro, vétérans de la bataille de Lépante et donc compagnons de Cervantes qui en cette époque écrivait son Don Quichotte.

Pourtant, malgré les pages écrites pour le roman (et qui ne sont pas mes plus mauvaises, on a ses petites fiertés), cette histoire folle m’est toujours restée dans l’arrière-tête comme un de ces moments exemplaires qui engendrèrent ce que nous sommes devenus sans que, pendant longtemps, je comprenne bien pourquoi.

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Aussi c’est avec une émotion lourde, un peu égocentrique, que je me suis retrouvé sur le « deck » du Cap Pasado l’autre matin. Les petits dieux du coin voulaient me combler. L’humidité saturait l’air et les respirations, la brume ne laissait pas voir loin et, vers le milieu de la matinée, il s’est mis à pleuvoir comme il pleut en ces régions depuis l’origine des temps. Il n’a pas fallu longtemps pour que je retrouve cette image dont usaient les chroniqueurs de 1528 : « C’était comme s’il n’y avait plus d’air entre les gouttes. »

Du canal lui-même, et de son trafic incessant, on peut toujours admirer les techniques, la maîtrise des forces et des jeux de tracteurs, le lent déplacement des masses colossales au centimètre près mais, en fin de compte, c’est un peu comme passer une après-midi devant le train électrique d’un lointain cousin. On sait qu’on n’aura jamais le goût d’y jouer bien longtemps.

Le reste est de l’eau, une jungle basse, banale, serrée jusqu’à l’étouffement, une eau boueuse et épaisse, si opaque qu’elle n’en paraît qu’à peine liquide. Si ressemblante à ce que j’avais imaginé, avec sa lenteur, ses mouvements invisibles, comme si elle cherchait à masquer l’immensité d’un fond menaçant, qu’il ne fallait pas beaucoup d’efforts pour se faire son film et vouloir voir, dans les plaies rouges et les méandres de la selva, les fantômes abandonnés par la fureur de Pizarro qui doivent toujours, comme dans les romans de Juan Rulfo, arpenter leur désert éternel.
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Ce que j’ai compris depuis l’époque de Bâtards, c’est que c’est ici, dans cette traversée de l’isthme pour la première fois, que la cruauté ordinaire des Pizarro et Cie et de l’entreprise entière de la Conquista, franchit une limite invisible, une manière d’accomplissement sans retour qui fit de ceux qui la menaient des inhumains.

La violence des guerres était alors grande, les cruautés immenses et ordinaires. Pourtant, les pires horreurs guerrières possédaient leurs codes, devaient s’inscrire dans une morale de l’épique, fut-elle délirante ou idiote (Cervantès encore). Les massacres avaient leurs bornes qui laissaient, après le sang et la mort, les hommes humains.
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Là, dans cette jungle, quelque chose se passa où ces hommes entrèrent dans le pouvoir d’un enfer qui ne cessa plus jamais autour d’eux et avec lequel ils semèrent la terreur jusqu’à la destruction de Cuzco. Devant eux, autour d’eux, plus rien, aucun corps, aucune présence ne fut plus humaine. Il n’y eut que des chairs utiles ou inutiles. C’est pendant la traversée, pour se rendre redoutable, que commencèrent les jeux avec les nourrissons indiens (lancés en l’air et tranchés selon l’adresse des épées, lancés au-dessus des rivières pour être arquebusé ou éventré à l’arbalète avant la noyade, découpéscette jungle, conservaient dans l’épaisseur de leur vase une semence de cette inhumanité, lente et radicale gangrène dont la progression aujourd’hui n’a plus besoin de barbaries spectaculaires mais du simple écoulement des lois économiques pour considérer, d’un œil calme, ces foules d’hommes détruits qui nous entourent.

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 15:57


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Il dit :

T’as eu raison de vouloir venir.

Elle sourit. Ils n’ont pas trente ans.

Il dit :

Putain la vue, j’aurais pas cru.

Ils entrent dans la chambre.

Il dit :

Poète, hein ? Mais avec du fric. Ça aussi, j’aurais pas cru.

Elle ne sourit pas, elle regarde.

Il dit :

Le mec, la vue qu’il avait. Peinard dans le lit, la bouteille de whisky dans une main le verre dans l’autre. Comment tu dis qu’il s’appelle ?

Neruda.

Des nanas aussi, je suppose, il avait, tu parles, avec un pageot comme ça.

Elle dit :

Parle moins fort. Il y a des gens qui peuvent comprendre.

Et quoi ? Il est plus là dans son lit, non ?

Elle ne regarde plus la chambre, elle va dans la pièce suivante.

Il la suit, il dit :

T’as vu ça ? Le mec, il arrêtait pas d’acheter. Il faisait plus le broc que le poète, si tu veux mon avis. Avec du fric. Un paquet.

Il a eu le prix Nobel.

À cause des poèmes ?

Le prix Nobel de poésie.

D’accord, du fric plein les poches.

Parle pas si fort.

T’en as lu, toi, de ses poèmes ?

Un peu.

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Elle est passée devant la cheminée transformée en tableau de pierre. Elle regarde la pointe de narval.

Il dit :

Et ça, tu me diras pas le paquet qu’il faut avoir pour se payer un truc pareil ? Rien qu’avec des poèmes ? J’y crois pas !

Elle dit :

Il était connu partout dans le monde.

Elle sort, elle va se mettre dans le vent devant la maison. Il l’a rejoint.

Il dit :

Remarque, quand tu vois la baraque du dehors, ça fait pas grand.

Elle dit :

Il a mis trente ans pour la construire comme ça.

Et acheter tous ces trucs. Toutes ces bonnes femmes en bois, ces vieux trucs de bateaux. Remarque, c’est super à voir. Faut quand même espérer qu’il les aimait pas seulement en bois.

Elle regarde la mer.

Il dit :

Ça parle de quoi, ses poèmes ?

Elle met du temps avant de répondre :

De tout.

De l’amour ?

Aussi.

Vous les filles, vous aimez ça.

Il y a des hommes aussi.

Ça te plairait que je te lise des poèmes ?

Je préfère les lire toute seule.

Ouais, c’est ce que je me suis toujours dit, que c’était un plaisir solitaire. Un… comment tu dis pour branlette ?

Onanisme.

Merde, c’est un boulot que je ferais bien : onaniste professionnel. Tu te fais des couilles en or avec toutes ces femmes qui veulent te lire, sans compter celles qui viennent dans ton pieu pendant que tu regardes le Pacifique peinard. Tu parles d’une vie.

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Neruda disait :

« J’entre dans l’air noir.

La nuit voyage, elle a

la patience dans son feuillage,

elle bouge

avec son espace,

ronde,

trouée,

dans quelles plumes s’enroule-t-elle ?… »

(In « La nuit. «)

 
(Photos @jdB, casa Neruda, Isla Negras) 

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