"
C'est l'imagination qui m'a formé. Pour voyager, elle m'a toujours pris par la main."
Pessoa écrit ça dans "Fragment d'un voyage immobile". Questions voyages, il en connaissait un rayon, lui qui ne se déplaçait qu'entre ses pseudos
, sa table et son café. Mais je m'y retrouve, mot pour mot, moi qui ai toujours besoin d'aller voir ailleurs si j'y suis.
Le fait est que ce voyage, comme tous les autres, est d'abord immobile. À cette heure, un peu moins d'une cinquantaine avant le départ, le Cap Pasado est dans le port de Hambourg (Môle du Parkafen), occuper à se charger d'un peu de tout ( peut-être d'un ou deux compagnons de route). Ce soir, il reprend la mer vers Anvers et moi aussi. Quarante minutes de train pour moi, le reste pour lui. Nous allons nous rapprocher dans un lent et inégal ballet, un peu comme ces couples qui se jaugent depuis trop longtemps d'un bout à l'autre d'une salle de danse et, au bout du compte, en viennent à se dire qu'il faudrait y aller.Où ça, il seraient bien en peine de le savoir. mais dans un bout de chemin peut-être.
Rien de plus inégal que ces élans-là. Il y en a toujours un qui fait plus de route que l'autre (rarement gratis, cependant).
Seuls les films de Hollywood/Bollywood font croire que les vies mouvantes se rencontrent au centre de la cible.
À propos de drague: lecture de départ: "Road Dogs" d'Elmore Leonard.
Qu'on se le dise: Elmore est l'un des vrais et rares tragédiens des temps d'aujourd'hui. Ce bouquin-là reprend le personnage principal de
Out Of Sight (Jack Foley), qui contenait l'une des plus belles scènes de drague (dans un coffre de voiture, entre une femme flic et le dit Foley s'évadant de prison) que j'ai lue.
L'art de Leonard consiste à écrire des crimes qui sont autant d'approches de l'amour, sans jamais encrasser les choses d'une once de sentimentalisme. Des amours qui sont des révélations et que la durée détruit en les plongeant dans l'acide du réel. Elles sont le fatum des personnages, leurs moments de vérité, après lequel le temps ne peut passer qu'en engendrant de l'impossible. Non par usure et banalité, mais parce que ce qui, avant, était chaos et espace de création possible de la rencontre ( la scène du crime!) devient le lent retour à la
Loi, exactement comme dans la mécanique grecque du divin… où les héros, en général, deviennent fous dès lors qu'ils en prennent conscience!
Pour une raison que j'ignore, l'habitude m'est venue depuis des années de lire un Elmore alors que je commence à voyager (c'est faisable: il en a écrit des dizaines et considère que mettre plus six mois à écrire un bouquin est le signe qu'on devrait changer de métier). Ces romans sont, pour moi, un intense ailleurs. Le parfait voyage immobile.
Je me souviens que traversant le Pays de Galles seul en voiture, j'ai cru un soir avoir égaré "mon" Elmore. S'en suivit une panique de deux heures, durant laquelle je ne savais plus quoi faire de moi-même. Mon voyage n'avait plus aucun sens, se réduisait à un sordide déplacement que j'allais poursuivre en aveugle.
Bon, le bouquin avait glissé sous le siège.
Dans son plus mauvais livre,(Ten Rules of Writing), qui ressemble à long sachet de suppositoires, Elmore conseil de ne jamais commencer un roman par une scène ou même une indication concernant le climat. J'ai plus ou moins toujours fait le contraire (ce qui ne m'a pas rapporté gros, il faut en convenir).
Je soupçonne là, chez lui, une de ces obsessions propres aux voyageurs immobiles. Pas la peine de lever les yeux au ciel. On sait bien qu'il est à terre.
PS: Là commence l'incertitude des connexions. Aucune idée si je vais pouvoir continuer ce blog aussitôt que commencer, ni sous quel rythme. Mais un peu d'incertitude ne nuit pas.