Valparaiso est une ville de grands vents du soir et de chiens errants qui dorment en bandes de copains crasseux, avec des tendresses de bonne compagnie, s’attendant mutuellement aux caprices de leurs vaticinations, se stimulant dans la vadrouille à petits coups de hanches ou d’épaules si expressifs qu’on ne se serait pas surpris de les voir aller en s’enlaçant d’une patte à l’épaule.
Mais avant de parler de Valpo, j’ai besoin de rester encore un peu avec le Cap Pasado. Me suis réveillé hier dans un lit douillet de plus de 80 centimètres de large et beaucoup de silence. Assez pour entendre une rumeur de mauvaise conscience. La sensation bizarre d’avoir lâché ces types dans leur prison après y avoir fait une visite de danseuse.
C’est sans ambiguïté : ces cargos sont des machines d’esclavage.
Le bateau lui-même est un monstre où l’homme n’a jamais sa place autrement qu’en guise d’outil malléable. Tout est fait pour les divins containers de 30T pièce. Le seul contact avec la ferraille est une violence permanente, un rejet brutal des chairs et des os, une menace vicieuse qui chasse l’inattention aux quatre coins des coursives.
Le vacarme (plus de 140db au cœur du bateau) oblige à porter des casques réducteurs de bruit en permanence pour ceux qui travaillent dans les cinq étages (!) de la salle de machines (entre 35° et 40°C). Un bruit qui se répand d’un bout à l’autre du château (la partie de vie). Une tour qui culmine à 17 m au dessus pont de réception. Un grondement qui ne vous quitte pas une seule seconde, même lorsque l’on met en panne pour un ancrage ou une mise à quai. Alors, les générateurs (trois) tournent encore et les deux énormes soufflet d’extraction d’air conditionné produisent une gueulante aigre qui devient assourdissante. Le seul espace de calme est la proue, à deux cents mètres du cœur de propulsion. L’équipage ne s’y tient que pour les amarrages et les passagers pour se souvenir de quoi est fait le silence.
L’équipage philippin, entre 22 et 40 ans mais la plupart très jeunes, s’engage avec des contrats de huit à dix mois. Les heures de travail « officielles » vont de sept heures et de demi du mat., jusqu’à cinq heures et demi du soir avec une interruption d’une demie heure pour le déjeuner, cela six jours sur sept, le dimanche étant un repos.
Ce compte est artificiel. En fait, sur un mois, il n’y a guère qu’une dizaine journées qui le respecte. Le reste du temps, ces types bossent à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, soit parce que le gros temps le réclame, soit parce qu’il faut entrer ou sortir d’un port. Cela peut aussi bien se faire à sept heures du soir ou quatre heures du matin. Toutes les taches sont lourdes, pénibles et souvent dangereuses, rien n’est plus simple que de passer par-dessus bord en toute discrétion. Il faut en permanence maintenir le bateau clean, dessaler les « deck », les nettoyer au détergent des scories de mazout calciné qui en font des patinoires. Allez laver à grands jets et à la brosse des ponts de ferraille quand les creux font dix mètres et la gîte prend cinq à sept mètres !
La nourriture est immonde (le Master n’y est pour rien, la Compagnie pour tout). Du riz, des patates en alternance perpétuelle, du poulet industriel, de la dinde en béton, le vendredi du poisson congelé depuis si longtemps que l’on ne savait pas s’il avait été un jour une chair vivante, un fruit, pomme ou banane, par semaine ! Les petit-dej sont des œufs et des œufs et des œufs, nageant dans la graisse chaude du corned – beaf. Les portions feraient gueuler dans une cantine du 9.3. Le café fait passer le jus de chaussette pour un nectar. Le cuistot accomplit des miracles pour que l’apparence y soit mais, comme disait un chansonnier des années soixante : « À le voir venir on pensait que c’était de la merde, à le goûter on regretta que ça ne le fût pas ».
Les cabines sont de bonnes cellules de prison, borgnes pour les trois quarts, où l’on ne sait où se tenir sans se brutaliser et si vous vous appuyez contre une cloison, les vibrations des machines vous secouent les tripes.
Pour ce boulot infernal et cette vie sans âme, loin des famille et de la moindre tendresse humaine, les salaires des Philippins sont de 800 à 900 $US par mois (jamais de primes ou d’heures sup !). Si un type descend et quitte le navire, il perdra le billet gratuit de retour chez lui qu’il obtient à la fin de son contrat (environ 1400$). Ils sont évidemment soumis aux capitaines 24h sur 24. Les officiers, Russes ou Ukrainiens (4 à 6 mois de contrat et des salaires que je n’ai pu demander mais qui ne semblent s’étager de 1500€ à 2500€, sauf peut-être pour le Master), tout en étant corrects, n’ont aucun autre rapport avec les esclaves que ceux des ordres de labeur. Certains n’échangent pas même un mot. Le 3° officier de pont est Philippin lui-même (payé 40 % de moins que les Russes) et simplifie les problèmes de langue : Russes et Ukrainiens parlant très mal l’anglais alors que les Philippins y sont à l’aise !
Un cargo est une obsession de vitesse (time is money) et une permanente lenteur. L’approche d’un port est interminable, entrecoupée d’attentes et de contrordres soumis à la venue du "pilot". Pour effacer ces pertes de temps, les armateurs imposent des stations minimales (trois, quatre heures au plus) pour les chargement et déchargement qui transforment les docks en un grouillement de fourmilière. Neuf fois sur dix, les hommes ne peuvent mettre pieds à terre (les Philippins ne le feraient pas, de toute façon, par peur de dépenser le moindre argent). Les temps morts sont aussitôt occupés par les exercices de sécurité. En mer, afin de rattraper ces retards, le rythme devient dément : une moyenne de vingt nœuds quelque soit les conditions. Si bien que même par temps très calme, comme dans les Caraïbes ou le Pacifique des tropiques, le mouvement de houle demeure. Les dizaines de milliers de tonnes acquièrent un lent mouvement de balançoire que l’on oublie jusqu’à ce que l’océan se durcisse.
Dès que la mer devient méchante, le bateau ne ralentit pas, tape comme un train dans un tunnel pas encore creusé. Le mouvement se mue en un combat où les tâches rendent les muscles durs à force de chercher l’équilibre. Nous avons connu en Atlantique le début de la tempête qui a ravagé la Vendée. Pour les marins, elle était douce, "Nothing, nothing" disait le cap’tain avec une rigolade de vieux singe. J’avais le plus grand mal à me tenir debout, on gigotait sur le lit en perdant vue la page de son bouquin et il fallait tenir son assiette pour éviter qu’elle joue à la balle folle avec celle des voisins. Le soir, les types ont des gueules livides (le Boss aussi), les veilles sont inépuisables, tout le monde dort mal, personne ne récupère. Il faut le Canal de Panama pour que les traits et l’humeur se détendent.
Les Philippins rêvent d’une école de navigation où ils prendraient du grade et ne seraient plus les loufiats de l’Occident. Les compagnies (Allemandes ici) qui font un bénéfice substantiel sur ces transports, en proposent en Allemagne, avançant le prix de ces études qui sera retranché du premier contrat obtenu à la suite… Les Philippins veulent créer une école à Manille, avec des coûts moindres. Les Compagnies s’y refusent et menacent de ne pas les reconnaître, histoire de ne pas perdre cet argent de poche !
Là-dessus l‘armateur du Cap Pasado (et de toute la flotte desservant les lignes « Hambourg Sud »), s'avère être une grande famille Hambourgeoise du 19° siècle et fièrement collectionneuse depuis le début du vingtième de peintures et tout spécialement de Picasso. Des reproductions manière Montmartre en ornent grotesquement la cantine (dite salle à manger), ce qui donne juste envie de poser les pinceaux.
Donc voilà, qu’on se le dise : encore et encore, notre monde de libre-échanges, d’obsession de production, nos croissances d’exportations, nos boulimies d’objets globalisant, nos vies quotidiennes, nos slips, nos voitures et nos grille-pain toujours plus super et venus d’outre monde, ne nous parviennent pas seulement par l’esclavage des caissières de super-market. La soute des moins que rien est plus profonde. Il semble, toute drapée d’ignorance et de silence, qu’elle puisse descendre si bas qu’on finira par retrouver les cavernes puantes du père Hugo. Vieille et connue leçon, les temps ne changent pas, les apparences seulement, le concept de Progrès est un leurre d’église.
Mais qu’on se le dise aussi (soit écrit en passant, je me demande bien entre qui et qui), ce compagnonnage fut une superbe expérience que je saurais trop recommander, avec des bonheurs inattendus, ces hommes, la mer elle-même, le petit tête à tête avec soi sans égotisme excessif, des beautés d’éléments, la pèche de l’équipage dans les ports et qui s’achève en soupe chinoise comme un festin volé…
Et, le fait est, de descendre pour se la couler douce à Valpo ne met pas l’aise, on sait bien que c’est la marque la plus claire de l’abandon de ceux qui continuent, qu’on leur balance ainsi dans les gencives leur tenace impuissance.